Le cinéma à l’abri du temps (Le Monde)

02 Avril 2014

Autour de la chronologie des médias s’est noué un dialogue transatlantique involontaire, au hasard des calendriers médiatiques et institutionnels. Côté Europe, la Cour des comptes française a rendu, mercredi 1er avril, un rapport sur les aides publiques au cinéma et à l’audiovisuel. Côté Amérique, un article du nouveau chroniqueur « techno » du New York Times, Farhad Manjoo, paru le 27 mars.

En français dans le texte : « Afin de maximiser les perspectives de recettes pour chaque partie prenante au cofinancement d’un film, les conditions d’exposition de l’œuvre sont assujetties au respect de la “chronologie des médias”. »

En américain, sous la plume d’un des chantres de l’âge numérique, passé de Slate au New York Times via le Wall Street Journal : « La principale raison pour laquelle vous ne trouverez pas de si tôt une offre exhaustive, de type buffet à volonté, proposant tous les films disponibles est un phénomène nommé “fenêtrage” le terme qu’utilise l’industrie du divertissement pour décrire l’échelonnement de la sortie des films sur différents supports. » Car, fait remarquer Farhad Manjoo,« Internet a trouvé aussi fort que lui : Hollywood ».

Ce que la Cour des comptes décrit comme une construction réglementaire française – un « ensemble de règles vise à délimiter dans le temps plusieurs fenêtres d’exploitation successives, liées à un support particulier (salle de cinéma, télévision, vidéo physique, vidéo dématérialisée) correspondant à un consentement à payer décroissant de la part du consommateur », le journaliste techno le voit comme un « cycle de vie rigide », organisé par un oligopole soucieux de maintenir ses taux de profit, et qui empêche le pauvre consommateur de pouvoir jouir de tous les films, tout de suite, sur tous les supports, pour un abonnement modique.

DIVERSIFICATION DES SUPPORTS

C’est-à-dire que la chronologie des médias française – souvent moquée comme un des excès de l’interventionnisme de l’Etat – a été générée presque à l’identique par le pur capitalisme hollywoodien. Cette stratégie d’échelonnement n’est pas née de la dernière révolution numérique. Elle est aussi vieille que l’exploitation en salles, au temps où les films passaient d’abord dans les cinémas d’exclusivité avant de progresser vers les petites salles de banlieue ou de campagne.

La diversification des supports a commencé avec l’apparition de la télévision gratuite, puis payante, des cassettes, des DVD, pour arriver enfin à la dématérialisation complète que permet le streaming. Là où d’autres secteurs ont été touchés de plein fouet par ces innovations technologiques (la musique dans le monde entier, l’édition dans les pays anglo-saxons), le cinéma leur a plutôt bien résisté.

Au grand dam des tenants de l’économie numérique, qui comptent en nombre de clics et de clients plus qu’en dollars ou en euros. Dans son article, intitulé « Pourquoi l’offre cinéma en streaming ne parvient pas à satisfaire la demande », Farhad Manjoo rêve donc d’un monde où un site comme le très éphémère Popcorn Time (qui, avant que les ayants- droit des producteurs en obtiennent la fermeture, « fonctionnait un peu comme Netflix, sauf qu’on y trouvait des films qu’on a envie de regarder, comme American Bluff ou 12 Years a Slave », dit Manjoo) n’enfreindrait pas la loi et ne s’attirerait pas le courroux des studios.

Mais les studios américains et les modestes (par leur chiffre d’affaires) acteurs du cinéma français ne sont pas prêts d’abandonner ce système. C’est qu’il préserve ce « consentement à payer décroissant » relevé par la Cour des comptes, une décision économique assez peu compatible avec le marché complètement ouvert qui peut se développer sur la Toile.

DÉSIR POUR LA RARETÉ

Le désir que suscitent certains films, qu’ils soient annoncés par de gigantesques campagnes commerciales comme Spider-Man 2 ou adoubés par une sélection dans un grand festival international, tient aussi à leur rareté. On n’en est plus au temps où Ben Hur ne sortait en France que sur le seul (mais gigantesque) écran du Gaumont-Palace, et les blockbusters occupent simultanément des milliers de salles de par le monde. Reste qu’il faut se rendre jusqu’au multiplex afin de partager – moyennant finances – l’expérience avec d’autres, mus par la même pulsion.

Farhad Manjoo décrit avec une exaspération manifeste la version américaine de la chronologie des médias, qui voit « HBO et d’autres chaînes “premium” accepter de payer des milliards de dollars pour le droit de diffuser en exclusivité les longs-métrages des grands studios ».Car, selon lui, quelle que soit la popularité des séries, les films restent un argument décisif dans la décision de s’abonner à une chaîne plutôt qu’à une autre, et HBO a acheté « environ la moitié des films distribués par les majors jusqu’à après 2020 ».

Cet investissement à long terme bloque les velléités de compagnies comme Neflix, qui rêvent de briser une fois pour toutes cette chronologie. Les dirigeants de l’ex-vidéo-club devenu géant de la diffusion en ligne de fictions (films et séries) savent d’ores et déjà qu’ils ne pourront pas étendre leur offre au-delà de ses limites actuelles.

Bien sûr, les tenants de la dérégulation (au nom du droit du consommateur à satisfaire immédiatement ses envies) regrettent cet état de choses. Mais on ne les entend jamais, quels que soient leurs goûts (plutôt Avengers ou plutôt 12 Years a Slave, plutôtEyjafjallajökull ou plutôt La Vie d’Adèle), s’inquiéter de la manière dont on produirait leurs films si ce bel édifice temporel qui abrite le cinéma depuis plus d’un siècle venait à s’effondrer.

Par Thomas Sotinel